Texte : La Bague sentimentale au 18e siècle

LA BAGUE SENTIMENTALE AU XVIIIe SIECLE

Le XVIIIe siècle fut trop longtemps considéré comme un siècle frivole, ce qu’il ne fut pas. S’il sembla s’étourdir de plaisirs, ce fut pour tenter d'oublier les tensions qu’il portait en lui et qui le déchiraient. Après tout, Voltaire, l’auteur du « Siècle de Louis XIV » est né au XVIIe siècle ! Les Philosophes, relayés par les salons de lectures, par les loges maçonniques aussi, prédirent sa fin tout au long de ses dernières décennies d'existence. Les nobles autant que les bourgeois, les ecclésiastiques, les militaires, les parlementaires, tous ceux qui pensaient en France étaient de longue date désabusés et conscients de la fin qui approchait.
Donc, ces gens présentés comme frivoles et accaparés par la satisfaction immédiate de leur supposés vices, étaient assurément moins épicuriens et plus sincères et profonds dans leurs sentiments que beaucoup d'entre nous.
La bague de cette époque qui nous fait rêver, doit être comprise dans ce contexte-là. Appréciée de nos jours comme une marque de goût et d'originalité pour celui qui l’acquiert et la porte, comme un objet de fantasme ou d'esthétisme par celui qui la contemple, elle fut conçue en son temps comme le symbole durable d'un lien sentimental plus fort et contraignant que son équivalent actuel.

Lorsque l’on compare une bague sentimentale de ce temps avec un bijou plus récent (c’est à dire postérieur à l’avènement de Napoléon III, qui marque la transition), on est frappé souvent de la pauvreté intrinsèque de l’objet en question. Seule la perfection du goût et de la technique compensaient la modestie des matériaux : fragiles portraits aquarellés sur ivoire, scènes bordées de fines demi-perles collées ou de motifs d'émaux, travail du cheveu, du papier, du bois, avec souvent, en guise de pierres précieuses, du quartz (‘diamants d'Alençon’), des pierres fines, du simple verre coloré (cristaux que l’on se procurait chez Chéron) ou des pierres blanches collées sur clinquants ou enrichies au plomb et taillées dites parfois ‘cailloux du Rhin’ ou ‘strass’ (comme ceux que confectionnait Georg Friedrich Strasser, un alsacien installé à Paris sous Louis XV), le tout sur des montures légères en or de titre plus ou moins élevé, en vermeil, en argent ou encore en ‘pomponne’, un alliage à base de cuivre et de la couleur de l’or, dont le vient provient de celui d'un ministre.
A ceci trois raisons :
La première est que les matériaux précieux (métaux, pierres fines, perles fines) étaient rares et coûteux, extraits du sol par des moyens artisanaux et rapportés jusqu’aux joailliers au moyen des dangereux et longs voyages maritimes ou terrestres de l’époque. De plus la clientèle sociale pour de tels bijoux était restreinte.
La seconde est que les bijoux les plus riches furent démontés et transformés au fil des générations qui se sont succédé, à la suite des aléas de l’existence (dont, en France, la Révolution ne fut pas le moindre !), des vols, ou des changements de mode.
La dernière étant que, pour l’homme et la femme de cette époque moins matérialiste, l’intention l’emportait de beaucoup sur la valeur et que le sentiment intime était plus important que le désir d'exhiber. A toutes autres bagues, la marquise de Pompadour préférait celle qui s’ornait d'un profil en agate de son royal amant, de même, la célèbre madame du Barry qui lui succéda nous a laissé un inventaire de ses bijoux qui montre qu’elle ne dédaignait pas les colifichets. On les portait à la ville comme à la Cour et aux bals, sous formes de pièces d'une taille extravagante qui préfiguraient les bijoux de théâtre du siècle suivant (à la différence que, bien qu’ornées de pierres fausses, les premières étaient le plus souvent en or ou au moins en vermeil).


Cette intention que j’ai évoquée, ce sentiment matérialisé par le symbole, prenaient alors les deux formes principales du témoignage et de la commémoration.

La bague témoigne tout d'abord d'une identité sociale. Par le port d'une bague, un homme ou une femme (les deux sexes étaient alors également amateurs de joyaux, et se les donnaient ou se les échangeaient volontiers à l’occasion) entend témoigner en premier lieu de sa classe, c’est à dire de son statut social. Ainsi, la chevalière armoriée suppose un gentilhomme, l’intaille ou le camée révèle un homme de goût et le diamant, ostentatoire, prouve un grand seigneur (de la noblesse ou de la finance) et même Casanova, qui ne l’était pas, faisait néanmoins étinceler ses joyaux pour passer pour un ‘personnage imposant’.
Avant toute chose, il faut bien comprendre que la vraie césure entre les individus passait alors par le fait que l’on travaillait ou non de ses mains. Par conséquent, pour l’artiste ou le grand artisan par exemple, dont le rang social était fort inférieur (la plupart du temps il vivait dans la domesticité d'un plus ou moins riche mécène), le fait de ne pas exercer de travaux manuels lui permettait de côtoyer sans trop de vergogne les plus hautes classes et jusqu’aux membres de la Cour eux-mêmes. Ce qui explique que tant de portraits d'artistes (peintres, musiciens, sculpteurs…) nous les dépeints porteurs de bagues au doigt (souvent ornées de pierres dures gravées, qui symbolisent le goût, la culture, plus que la richesse)… Porter une bague démontrait, de façon ostensible, à quiconque et en quelque où l’on se présentait, que nos mains restaient oisives ce qui nous classait, à la façon de ces mandarins qui, pour la même raison, laissaient pousser leurs ongles démesurément.
Ce fait est, à mon sens, essentiel à saisir.
Avec le bijou d'artiste, ou d'esthète, on passe d'un témoignage d'identité sociale à un témoignage d'identité culturelle. L’homme de goût se révèle tel par ses choix particuliers. Il recherche ce qui est beau, rare, original, plus que ce qui est dispendieux. Revanche souvent du talent et de la culture sur la naissance et la richesse ! L’intaille antique, digne de la glyptothèque de Crésus, ramenée d'Italie ou de Grèce où l’on s’est rendu pour parfaire son esprit au contact des Anciens, fera plus sensation dans les Salons parisiens qu’un diamant de Golconde !
La bague témoigne encore d'une identité individuelle. En ce sens qu’elle individualise, qu’elle personnalise celui qui la porte, ce qui était important dans une société plus collective et plus hiérarchisée que la nôtre. Il était fréquent ainsi, par le choix d'une pierre, d'un sujet de camée ou d'intaille d'afficher ses goûts, ses préférences ou ses convictions. Qui s’étonnait, par exemple, que le fameux Régent, Philippe d'Orléans, noceur invétéré, orne sa bague d'une tête de Bacchus ? Que le peintre Thomas Gainsborough ait une prédilection pour les agates arborescentes, dont les inclusions dendritiques évoquent des paysages noyés de brumes ? Qu’un adversaire de la favorite de Louis XV, la fasse représenter en guenon sur un camée en chrysobéryl ? Qu’un courtisan ou qu’un ambassadeur se fasse gloire de posséder une bague avec son portrait offerte par un souverain ?
Sous la Révolution, les monarchistes arboraient des fleurs de lys, des figures royales ou des profils de César, partisan de l’ordre, tandis que leurs adversaires préféraient des Socrate, victime de la dictature du pouvoir en place, des Brutus, rebelle à ce même pouvoir, des bonnets phrygiens et des anneaux taillés dans des moellons tirés de la Bastille ? C’est ainsi que les convictions se transposaient sur le doigt.

Le témoignage pouvait aussi vouloir s’inscrire dans la durée et prenait alors une valeur commémorative. Tout événement pouvait en être sujet, du plus anodin (un jeu gagnant aux cartes, l’ascension du ballon des frères Montgolfier, un chien préféré, une rencontre amoureuse…), au plus marquant : une union réussie ou que l’on espère telle, une naissance fêtée, un départ au retour incertain, un deuil inconsolable…
Pour commémorer tous ces événements et aussi les sentiments et les serments qui les accompagnaient, le XVIIIe finissant aimait les gages concrets, les signes tangibles, les messages explicites ou suggérés qui frappent à la fois le cœur et l’esprit et font monter les larmes aux yeux (on pleure aisément en ces temps-là !)
L’Amour, ce sont des gages concrets : les alliances gravées, les portraits, les pierres serties (rubis pour la passion, émeraude pour l’espoir, saphir pour la félicité, diamant pour la durée…) les bagues en forme de cœurs, de mains jointes, de bouquets fleuris, les bagues ornées de symboles : colombes bec à bec, cœurs enlacés, couronnés et flamboyants, Cupidons archers… Mais aussi de mots, de phrases, claires (devises :« votre amour fait ma félicité », « don d'amitié »…, prénom ou initiales de l’être aimé…) ou déguisées (rébus :« L.A.C.D. »…, allégories : le nœud qui se resserre lorsque les fils s’écartent…, têtes pivotantes, ou chatons ouvrants sur un nom accompagné d'un cœur ou sur une date…) …
La fidélité, ce sont les chiens couchés au pied de l’autel des vestales, le lierre qui s’attache là où il pousse et ne change qu’en mourant…
La Mort, c’est tout le répertoire du tombeau, de l’urne, du saule-pleureur, de la tête de mort. Ce sont aussi les portraits peints ou sculptés sur le bois ou l’ivoire, accompagnés ou non d'un nom, de la date d'un funeste départ…

Le comble du sentimental, dans l’amour ou le regret, ira jusqu’à changer la bague en reliquaire, en réceptacle pour recevoir un peu de l’être aimé, où l’on placera, sous son portrait ou sous son monogramme, une dent de lait, une mèche de ses cheveux, une trace quelconque de son passage… Ce type de bijou pouvait se conserver par-devers soi ou se donner en gage d'amitié à un familier, d'affection à un parent, d'amour à un amant. Suite à un décès, il se voulait gage d'affliction et de fidélité.
Ainsi Marie-Antoinette, après l’épreuve de Varennes, fit-elle don à sa chère amie, la princesse de Lamballe, d'une bague avec ses cheveux accompagnés de cette légende : « blanchis par la douleur ». La même infortunée Reine fit passer au comte d'Artois, en mars 1793, par l’intermédiaire du chevalier de Jarjayes, l’anneau et les cheveux du roi.)

Par ce moyen, en se transposant en bijou, pour durer avec lui, le sentiment et l’attachement ont tenté de survivre à la dégradation de tout. Quelle plus élégante manière auraient-ils pu trouver pour ce faire ?
On peut dire, plus de deux siècles après, que la bague du XVIIIe siècle a rempli brillamment ses missions, au-delà de toute espérance. Elle parvient encore, par la force du sentiment qu’elle portait en elle dès l’origine, par l’intimité qu’elle a partagée avec ceux au doigt desquels elle a vécu, par sa durabilité supérieure à toutes les existences humaines, par sa transmission, de don en don, de mort en vivant et de génération en génération, à nous émouvoir encore au plus profond de nous.
Sous nos yeux, elle réveille des rêves enfouis ou négligés. Sur nos mains, par son faste intact, elle déroule une fresque qui ressuscite un fragment du passé, dont nous devenons, par fantasme, les acteurs émus, vivants et animés.

Fabian de Montjoye (22 avril 2004)